Scène de Huis clos
Huis clos

Sartre  (1944)

La morale de Huis clos est célèbre; elle est clairement énoncée à la fin de la pièce: « l’enfer c’est les autres »

Contrairement aux représentations communes, il n'est donc pas nécessaire de descendre sous terre pour se trouver en enfer. Toute la cruauté des enfers peut s'éprouver dans les salons les plus cossus et en compagnie d'individus en apparence tout à fait fréquentables. Nul besoin de grils, de pals  ni de fouets, il suffit d'être trois  et suffisamment mal assortis pour que se déchaîne un tourbillon passionnel, infernal au sens strict.

 Sartre le démontre dans sa pièce. Tel un expérimentateur,  il sélectionne parmi les caractères et les psychologies possibles trois profils d'individus dont la combinaison sera nécessairement explosive. Il les bloque dans un décor qui les contraint à coexister, c'est-à-dire à supporter la présence de chacun des deux autres sans  possibilité aucune de fuir ou de se fuir (suicide).

SITUATION

 Un homme et deux femmes sont enfermés dans un salon sans fenêtre, où la lumière est permanente et où ils ont perdu la possibilité physique  de fermer les paupières pour anéantir, dans le sommeil, la présence des autres ou la conscience de soi même.  Dans ce salon, pas de livres où se réfugier pour oublier la présence de ceux qui sont là ; pas de miroir non plus, permettant de s'abîmer dans une contemplation narcissique.  Désormais, pour se connaître, il faut passer par le regard de l'autre, c'est-à-dire le jugement et la bonne volonté de l'autre.  La situation les contraint à vivre « les yeux grands ouverts », donc à la fois dans un état d’hyper lucidité et d'hyper exposition à la présence des deux autres.

LA PROGRESSION DRAMATIQUE

Squelettes se disputant un pendu (1891),d'après James Ensor (1860-1949),  Le résumé de la pièce moment par moment :

Scène 1 :

arrivée de Garcin introduit par le garçon d'étage comme si tout se passait dans une chambre ou un salon d'hôtel.
Scène 2 : Garcin fait l’expérience de l'enfermement et de la solitude.
Scène 3: arrivée d’Inès, premier échange avec Garcin( déjà agressif)
Scène 4 : arrivée d’Estelle qui joue la mondaine... et renvoie le garçon d’étage (" je vous sonnerai ") comme s'il s'agissait d'une situation banale.

 

Squelette et articulation de la 5ème scène :

 -Présentations réciproques où chacun cache sa vérité en exposant une version non compromettante de sa mort.

-Inès fait tomber les masques : « Pour qui jouez–vous la comédie? Nous sommes entre nous... Entre assassins.

     Nous sommes en enfer... Et on ne condamne jamais les gens pour rien.»

    Elle comprend aussi leur destin : chacun d’eux sera le bourreau des deux autres

-Garcin comprend d'emblée que la seule parade est l’isolement : que chacun annule  par un effort mental la présence des deux autres ; c’est le seul moyen pour éviter de s’entre-déchirer tout le reste de l’éternité.

-Mais Estelle, la coquette, ne peut vivre sans mirer sa beauté dans une glace ou dans le désir d'un homme. Elle rompt le pacte du silence sans même se rendre compte de la gravité de son acte (sa légèreté les condamne tous, même si d'autres ingrédients vont sceller  leur enfer…)

 -Alors que Garcin « fait le mort », bien décidé à ne pas tomber dans le piège des rapports biaisés, c'est Inès, pleine de désir, qui répond au désarroi d’Estelle.  Mais sa scène de séduction se révèle un échec : Estelle n’aime que les hommes.  (À Garcin) «  vous avez gagné »

-Garcin propose à nouveau le silence; il pressent tout le mal qu'ils peuvent se faire s'ils entrent dans le manège des désirs croisés. La frustration est mère de cruauté.

Mais Inès avoue que la carte du silence et de l'indifférence n'est pas jouable. Même silencieuse, la présence de l'autre est trop sensible. Surtout,  son amour pour  Estelle et sa jalousie envers Garcin la rendent hyper sensible à toutes les manifestations physiques du désir.

            (à Garcin) " vous resteriez là , insensible, plongé en vous-même comme un bouddha. J'aurais les yeux clos: je sentirais qu'elle vous dédie tous les bruits de  sa vie, même les froissements de sa robe, et qu'elle vous envoie des sourires que vous ne voyez pas..."

  Puisque la situation est, de fait, infernale, elle préfère y assumer son rôle activement.

-à ce moment Garcin paraît psychologiquement le plus fort des trois ; il maugrée  d'être enfermé à jamais avec  des individus incapables de se taire (des femmes!). Il entre dans un rapport de familiarité ouverte avec Estelle  (qui proteste), mais son but est surtout de convaincre chacune d’avouer la monstruosité de sa faute : " Je veux savoir à qui j'ai affaire " ?

 Il raconte sans fioritures son histoire: il a méprisé et humilié sa femme qui n’avait que le défaut de l'admirer  trop.

 Inès  raconte comment, non contente d'avoir détruit le couple de son cousin, (en dressant Florence contre  son mari ), elle a ensuite harcelé  psychologiquement  la jeune femme au point qu’elle ouvrit le gaz qui causa leur mort à toutes deux .

Estelle accouche plus difficilement de sa vérité de coquette infanticide, responsable aussi  du suicide du père de l'enfant (un homme pauvre qui l’aimait à la folie).

Vénus endormie (1944). d'après Paul DelvauxChacun ayant dévoilé son vrai caractère par la nature de ses actes passés, Garcin propose un pacte d'entraide et de non-agression, un pacte de replis :    

« Aucun de nous ne peut se sauver seul, il faut que nous nous perdions ensemble ou que nous nous tirions d'affaires ensemble ».

 Il demande alors à Inès  de  lâcher prise « sinon vous ferez notre malheur à tous »

Inès refuse mais propose de conclure un autre  marché avec Garcin:

      S'il abandonne Estelle  à ses avances, elle le laissera tranquille. Garcin dépité  accepte néanmoins ce pacte.

  Estelle appelle  en vain Garcin au secours  quand elle voit son ancien admirateur, Pierre, au dancing avec Olga.

  Elle voudrait compenser par les bras d'un homme sa douleur d’être oubliée. Garcin lui fait signe de s'adresser à Inès. Estelle crache alors à la figure d'Inès pour lui signifier clairement  son dégoût. Les hostilités sont de nouveau ouvertes.

Garcin joue le rôle de séducteur d'Estelle, tout en annonçant par avance qu'il sera distrait : il la connaît trop pour l’aimer vraiment. Il avoue néanmoins qu'il la désire, il se penche sur elle . Inès proteste et manifeste sa présence; Garcin  n’en fait pas cas :  «  je me déshabillais bien devant ma femme de chambre »  Inès intervient physiquement pour les séparer et elle est brutalement  rejetée.

Le duo érotique est alors interrompu par un flash mental :  Garcin entend Gomez un collègue du journal parler de lui dans la salle de rédaction. Il revient vers Estelle, il a furieusement besoin qu’elle lui donne sa confiance pour compenser la mauvaise réputation que lui font les vivants. Pour la première fois, il avoue ce besoin de reconnaissance: « j'ai besoin que quelqu’un me regarde pendant qu’ils parlent de moi sur terre » . Il avoue même qu'il pourrait aimer Estelle si elle croyait en lui. Estelle acquiesce en tout. Mais  Inès dénonce la comédie d’Estelle: elle a tellement besoin d'un homme qu’elle aimera même un lâche, ce qu’Estelle avoue. Dès lors Garcin n'éprouve plus que du dégoût pour Estelle et la rejette violemment..

 Garcin tambourine contre la porte, il veut que cesse sa souffrance mentale (« mille fois plus cruelle que les tortures physiques »). Estelle prévient qu'elle s'enfuira plutôt que de rester seule avec Inès si la porte s’ouvre.

 Détail de L'enfer, (1500) Jérome Bosch (1450-1516) La porte s'ouvre alors au grand étonnement de tous.

Dans l'expectative, Garcin craint le pire : « quelle va être cette nouvelle cruauté ? » . Effectivement l'ultime révélation sera la plus douloureuse :  ils sont inséparables par la puissance même de leurs désirs contradictoires.

 Estelle voit tout de suite l'occasion de se débarrasser d’Inès qui gêne la satisfaction de son désir érotique, mais Garcin l'en empêche. Inès est paradoxalement devenue plus importante pour lui qu’Estelle. C’est Inès qu’il doit convaincre puisque le jugement d'Estelle a perdu toute crédibilité à cause de sa dépendance  érotique. Alors même que la porte s'est ouverte, Garcin refuse de partir dans une solitude  éternelle parce qu'il a besoin des autres ; il a besoin du regard des autres pour affirmer sa propre  vérité sur lui-même.

 Nouvelle scène de duo où Inès devient l'interlocutrice privilégiée de Garcin . Estelle ne compte plus.

 Mais Inès ne veut pas être convaincue et elle jouit de blesser Garcin par ses remarques méprisantes. Elle  le mortifie par des allusions à sa lâcheté.

Estelle récupère un rôle dans le trio, elle se prête comme contre-pouvoir: « embrasse-moi Garcin, tu l’entendras  chanter ».

Chacun reprend ses armes pour un  nouveau bras de fer à trois :

 Estelle l’arme de la séduction ,

 Garcin celle  de la virilité,

 Inès celle du harcèlement et de la manipulation mentale.

 Estelle, à bout, ne supportant plus de voir son désir frustré par la présence et les propos d’Inès, se saisit du coupe- papier et la frappe à plusieurs reprises. Le ridicule de son entreprise saute aux yeux, Inès est déjà morte.  Ils sont donc condamnés à rester toujours prisonniers du manège infernal des désirs et des frustrations. « L'enfer c'est les autres »

Deux vieux mangeant la soupe, Francisco de Goya y Lucientes (1746-1828)

Les désirs fondamentaux de chaque personnage et les dépendances ainsi induites :

 La trajectoire des désirs est d’emblée un schéma  de frustration pour Estelle et Inès : l’objet de leur désir  ne répond pas à  leurs attentes : il n’y a aucune réciprocité. Quant à Garcin il ne parvient pas à satisfaire son désir de reconnaissance. Résultat : « nous nous courons  après comme des chevaux de bois sans jamais nous rejoindre » . Aucun des personnages ne peut se réfugier  ni dans un duo amoureux  ni dans la solitude.

 Estelle

  Elle ne supporte pas d'être seule, elle perd alors jusqu'au sentiment d’exister.

 Estelle est aimée d’Inès, mais ne peut répondre à ses avances : elle aime les hommes.

Estelle désire Garcin, mais elle ne parvient pas à s'attacher définitivement ses attentions car elle ne peut satisfaire son désir fondamental à lui (qui est de se défaire de sa réputation de lâche) : Estelle est trop compromise par son besoin des hommes pour que son jugement ait encore une valeur aux yeux de Garcin.

Conclusion:

Estelle est aimée d’Inès qu’elle n'aime pas et aime Garcin qui se désintéresse d’elle pour s'intéresser à  Inès. Estelle  vivra l'enfer qui correspond au désir qui la constitue : elle vivra l'enfer de se sentir délaissée par l'homme qu'elle désire et de n’être pas aimée pour elle-même (elle ne sera étreinte par l'homme qu'elle désire que quand celui-ci voudra se venger d'une autre).

Inès
  Elle a trop besoin d'exercer son pouvoir destructeur pour supporter la solitude.

À défaut d'être aimée  d’Estelle, elle jouira de lui retirer les conditions de son bonheur mais son pouvoir destructeur ne se maintient que dans la résistance et l'opposition, ce qui est épuisant : on n'est pas impunément le bourreau de ceux avec qui on vit ; c'est une identité infernale à assumer ( cf. la métaphore de la torche qui brûle, se consume : Inès retourne le couteau contre elle, à la fin de la pièce, en vain bien entendu…)

 Elle souffrira à chaque fois que le couple se reconstruit pour lutter contre elle.

Garcin
   Tant qu’il s'interroge sur ce que ses contemporains pensent de son acte, il revendique  la solitude ; mais, dès qu'il est fixé sur la réputation de lâche qu’ils  lui font, il a besoin d’un nouvel interlocuteur, il dialogue d'abord avec Estelle puis avec Inès. Contrairement à ses propos de départ, il ne peut garder le silence, mais  il ne trouve personne qui corresponde à son désir de reconnaissance.
LE JEU DE MASSACRE

Qu’est-ce qui enclenche l'agressivité ? Qu’est-ce qui la nourrie ?

 Le besoin d'Estelle d'être désirée par un homme enclenche la jalousie d’Inès envers Garcin, mais le besoin de Garcin de convaincre qu’il n'est pas un lâche nourrit le conflit. En allant alternativement d'une femme à l'autre, il les frustre successivement l'une et l'autre. Les jeux sont toujours déséquilibrés. Aucun ne peut être totalement satisfait dans son désir fondamental, mais personne n’est assez dépourvu de pouvoir pour que ses prétentions soient totalement anéanties.  Personne ne peut donc être définitivement mis hors jeu ; dès lors le manège infernal s’auto entretient  : c’est cela l’éternité de l'enfer, un enfer démystifié sans tenailles ni pincettes ;  un enfer qui n'est constitué  que de la puissance de nos désirs.

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