La Fatigue  de  Mathurin  Méheut ,1915 (détail) revue L'Illustration 1915

Mémoires d’un rat de Pierre Chaine 1882-1963

Etude de l’adaptation théâtrale de Christine Bussière Théâtre Sudden Paris XVIII à partir du 26 septembre réservation  0142 93 60 44. Textes les Mémoires d'un rat aux éditions Loius Pariente 01 45 63 88 81 e-mail : editions.louis.pariente@wanadoo.fr

LA GUERRE, UN LONG TETE A TETE AVEC LA MORT

« La guerre pour l’historien… n’est qu’un synchronisme de mouvements et de dates, pour les chefs elle représente un formidable labeur, et pour le profane un intéressant spectacle mais pour le soldat qui combat dans le rang, la guerre n’est qu’un long tête-à-tête avec la mort ».

L’EXHUTOIRE DE LA CRUAUTE

 Le Mal dans le texte apparaît d‘abord sur la forme de la cruauté des soldats envers un rat prisonnier de la nasse comme ils le sont eux–mêmes des tranchées… « certains me piquaient avec la pointe de leurs baïonnettes, poussant des rires de triomphe quand ils m’avaient arraché des cris de douleur et de rage » ; bêtise de la cruauté gratuite et dérisoire : « il se trouva naturellement un mauvais drôle pour m’inonder de son urine… car la vessie chez les hommes est une inépuisable source de plaisanterie » mais la cruauté qu’on inflige à plus faible que soi est aussi un exutoire à l’angoisse d’être soi-même victime de celle d’un vainqueur. Et dans cette guerre de tranchées où les armées adverses s’enlisent, la victoire est si incertaine dans les deux camps qu’il est bon de s’offrir de petits triomphes fussent-ils abjectes. C’est un ressort élémentaire de la psychologie. Les rapports de force étant toujours relatifs, la cruauté qu’on exerce feint de venger celle qu’on subit même si le compte reste inégal et que les victimes sont à chaque fois innocentes.

La guerre est un mal en soi, l’un des pires- si une échelle dans le monstrueux est pensable. La guerre est  un mal ineffable tant l’horreur des corps déchiquetés se mêle absurdement  aux  rigueurs de la discipline et au pointillisme de la hiérarchie. «  Rien ne pourra jamais donner la sensation d’un camp de bataille à celui qui n’en a pas vu ! » C’est la conclusion de tous les écrivains de guerre, voyez aussi le feu d’Henri Barbusse.

dessin d'Eugène Leliepvre, le grand père de Philophil !Mémoire d’un rat est l’histoire d’un rat de tranchées piégé par le poilu Juvenet et qui, au lieu d’être estourbi comme des milliers d’autres, se retrouve promu au statut de détecteur de gaz par le hasard d’une fine remarque d’un colonel en inspection. A ce jour il devient la mascotte de l’escouade. Pour l’auteur des Mémoires, c’est un prétexte de choix pour dénoncer les absurdités de la guerre tout en déjouant la censure.

L’ESPRIT DE CORPS, SOURNOISE SEDUCTION

Pierre Chaine montre avec à la fois beaucoup de subtilité et d’ironie comment l’esprit de corps s’insinue dans l’individu. « Du jour où le colonel eut disposé de ma vie un lien mystérieux m’unit au régiment. Je sentis qu’en effet je ne m’appartenais plus ; j’étais un rouage minuscule mais nécessaire dans le prodigieux engrenage de l’armée. » La force du corps militaire est toute métaphysique, elle est dans les symboles, elle joue à plein avec le besoin qu‘à l’homme de se transcender, d’oublier la petitesse de sa personne pour embrasser des destins grandioses. Voir le travail de Konrad. Lorenz sur ce phénomène dans L’Agression .C’est par cette soif d’absolu que l’Armée piège l’homme et le conduit à accepter toutes les servilités et les pertes d’autonomie que la gestion de l’ensemble impose. «  La grandeur et le sublime du rôle qu’on m’avait imposé donnaient à ma personne une valeur nouvelle. Oui la mission de sacrifice et l’obligation d’être un héros constitue en soi un honneur, même si l’occasion ne doit jamais se présenter d’être héroïque… »

Mais perdus dans l’anonymat de la guerre de tranchées, les hommes ont terriblement besoin de s’attendrir et d’aimer. Dès que la présence du rat fut décrétée d’intérêt collectif, tous voulurent le voir et le gâter «  on me donna de l’eau, du camembert et de la paille… » « Juvenet qui  voulait me noyer quelques minutes auparavant, me considérait déjà comme son protégé … » et en période de disette, il se privera du nécessaire pour nourrir celui qu’il a baptisé Ferdinand, « mon rat ».

Si l’hostilité d’abord déclarée entre homme et rat peut rencontrer d’heureuses exceptions, pourquoi n’en serait-il alors pas de même entre les Poilus et les « Boches ». La suite du texte montre comment les mille et un maux de la vie de tranchées  créent une forme de solidarité entre soldats au-de là des lignes ennemies CF. épisodes où Juvenet loupe délibérément l’Allemand en train de « poser culotte » alors que son supérieur lui ordonne de le mettre en joue.

 Guetteur, dessin de Mathurin Méheut pour la revue l'Illustration sept 1915 LA PHOBIE DES GAZ  ET FALSIFICATION DES FAITS

 La peur panique produit des hallucinations et Juvenet, de faction au poste de sentinelle, confond nappe de brouillard et effluve de gaz, il sonne l’alarme : toute la compagnie prend les armes ; les Allemands embusqués de l’autre côté ripostent déjà quand le capitaine se rend compte de l’erreur de Juvenet qu’il tance vertement ; mais n’osant avouer en haut lieu qu’il lança l’attaque pour rien, le capitaine «  prit le parti héroïque de rendre compte que l’ennemi avait tenté une attaque par les gaz mais que grâce à la vigilance du caporal Juvenet, elle avait été « jugulée dans l’œuf ». Cette falsification des faits vaut à Juvenet, en plus d’une  promotion au grade de sergent, une semaine de permissionCe qui est pour l’auteur une façon de dénoncer les mille fraudes destinées à soutenir, coûte que coûte, le moral des troupes (et la crédibilité des supérieurs) au mépris souvent de la vérité. En refusant de reconnaître objectivement une place à la peur, la hiérarchie militaire est ainsi parfois conduite, contre toute justice, à encenser l’erreur faute de pouvoir la dénoncer.

En revanche, sur le terrain les véritables chefs savent donner l’exemple du mépris du danger, alors même qu’ils ont peur, et que leurs hommes le savent ; c’est ainsi d’ailleurs qu’ils en sont mieux suivis et obéis.

EN PERMISSION A PARIS

Ferdinand visite Paris avec son Maître et les paroles de Charles Delvet Carnet d’un fantassin Albin Michel 1935 se substituent à celles de Pierre Chaine pour dénoncer la double économie de guerre. Les embusqués peuvent bien se résigner à la guerre eux qui ne la font pas p24

La bataille des Flandres, J. Simont, collaborateur de la revue l'Illustration 28 nov 1914 L’HORREUR DE LA BATAILLE DE VERDUN

 De retour au Front (et toujours avec Ferdinand comme éclaireur), nous découvrons la plaine dévastée où se joue la bataille de Verdun : « Dans ce décor lunaire Juvenet tombait souvent, mais… le spectacle des corps mutilés qui pourrissaient…  n’était pas pour engager même les plus épuisés à céder à leur fatigue »

 L’adaptation de Christine Bussière mêle alors au texte de Pierre Chaine des témoignages de soldats et des analyses d’historiens.

«  Murée entre deux zones de morts, la compagnie se sent déjà retranchée des vivants » et comprend vite que son rôle se limite à encaisser les coups et tenir la place : «  chacun courbait le dos sous l’avalanche m’enviant d’être un rat alors que j’aurai préféré être une puce » Dans la confusion de l’attaque une bonne partie de la compagnie tombe sous les tirs de l’artillerie française sans avoir pu se signaler, faute de fusées de détresse. Absurde et meurtrier dysfonctionnement …

Dans les barbelées les corps pourrissent déchiquetés sans sépulture ; la soif conduit les hommes à boire leur propre urine. Certains deviennent fous, d’autres se mutinent, assassinent leur chef pour ne plus rester sous le tir de barrage. « D’autres ont achevé leurs camarades blessés à coup de pierre pour que cesse leur souffrance ».

Affiche du PNF pour les élections administratives de 1922  (Milan) Amputés et grands blessés de guerre.

 LES CORPS DECHIQUETES, L’IRREVERSIBILITE DU MAL DANS LA CHAIR

Alors qu’il repousse une attaque surprise, Juvenet est blessé. Il est conduit à l’hôpital, où il n’y a que râle et amputation : «  les hommes amputés passent pour des héros aujourd’hui… demain ils ne seront que des culs de jatte ».

Juvenet décide d’apprendre la cuisine pour s’éloigner du front. Il entre en fonction à Rarecourt. Et Pierre Chaine souligne, mi-amusé, mi-sérieux, combien à la guerre, comme en toute entreprise humaine, la qualité des repas est déterminante pour l’efficacité de l’ensemble. « les repas étaient gais, les digestions faciles et par conséquent, les conceptions lucides, le moral élevé. La troupe se félicitait de la cordialité qui régnait à l’état major et l’état major du bon esprit qui animait la division. ».

Juvenet fait venir sa femme auprès de lui sous le titre de Mademoiselle Berthe. Se faisant passer pour la nièce de la maison elle est vainement courtisée par le Capitaine de la Molle… C’est l’occasion pour Pierre Chaine de pointer la saveur des plaisirs défendus. Mais on pourrait aller plus loin et opposer aux valeurs de la vie et de l’amour, celles de ces foules organisées qu’on nomme les Armées.

LE CHAMP D’HONNEUR DU CHEMIN DES DAMES

Cette entorse au règlement renvoie Juvenet au front, non loin du Chemin des Dames et de la falaise de Craonne. Les permissions sont supprimées et les manœuvres incessantes. Les soldats passent en revue sous le regard du Général «  le régiment cesse d’être une masse aveugle hérissée de baïonnettes… c’est un mouvement de l’âme plutôt qu’une salutation du corps…. Une étreinte rapide,  une entente muette, l’acceptation d’un rendez-vous d’honneur. Les yeux disent : « nous serons là »

L'artilleur François bombardant les première ligne allemandes, M. Matan « On va attaquer ! Ceux qui  n’ont pas été à l’assaut ne peuvent pas connaître la magie de ces  trois mots… L’imagination excitée fait vivre par anticipation, les scènes de carnage qui dans le silence se préparent. C’est l’heure la plus critique, la plus affreuse, celle qui réclame le plus de courage… celle qui trempe les âmes, tend les volontés et fait du derniers soldats l’égal de tous les héros glorifiés par l’Histoire ». Page 44 (Notons la polysémie : la sueur froide de la peur trempe les corps. Mais ne parle-t-on pas aussi du fer trempé, celui qui est d’autant plus résistant qu’il a déjà connu l’épreuve du feu et s’y est endurci )

« NIVELLE LE BOUCHER »

Le général Nivelle a largement sous estimé la résistance ennemie. C’est un vrai carnage. Dès le premier jour tous savent que l’opération est manquée mais le Général poursuit la bataille : on murmure « Nivelle, le boucher » les blessés s’entassent  sans hôpital, sans anesthésie et avec seulement neuf chirurgiens…. «  rien n’était prévu puisqu’on devait traverser les crêtes en deux jours précise l’Historien René Courtois» 

Dans l’escouade de Juvenet, il reste 29 hommes,157 ne sont pas revenus. La compagnie est enfin relevée, « certains hommes n’ont pas eu de permission depuis presque un an » ; on ne leur accorde que deux jour de repos à grelotter sur le sol nu, sans paille. Les hommes s’enivrent pour se réchauffer et oublier. Quand le commandant Pélard donne l’ordre de remonter au front, ils se rebellent : Juvenet prend la parole : « Sommes –nous devenus de la chair à canon ? Assez joué avec le sang des français ! A bas la guerre.. ; » tous entonnent en chœurs les vers de la Chanson de Craonne Une  chanson subversive inventée sur l’air de Bonsoir M’amour( d’Henri Sablon) et dont l’auteur ne fut jamais dénoncé malgré la forte récompense et la démobilisation immédiate  qui étaient promises.

Un blessé, dessin de Mathurin Méheut, revue l'Illustration 1915 

LA CHANSON DE CRAONNE  UNE JUSTE MUTINERIE

« C’est malheureux de voir sur les grands boulevards / tous ces gros qui font la foire…. Au lieu de se planquer, tous ces embusqués / feraient mieux de monter aux tranchées/ pour défendre leurs biens car nous n’avons rien/ nous autres pauvres purotins../ car c’est pour eux qu’on crève / mais c’est fini et les troufions vont tous se mettre en grève… »

 La mutinerie s’étend à quatre bataillons.  Pour l’enrayer, la hiérarchie décide que chaque meneur sera fusillé pour l’exemple par son escouade. Juvenet est désigné. Derigny, un de ses hommes, refuse de tirer. Il est envoyé à la mort certaine, la mort sans sépulture.. Il est de mission pour couper les barbelés sous les obus

Christine Bussière offre alors la caisse de résonance du théâtre aux paroles de L’historien René Courtois., «  Ces hommes ne refusaient pas de se battre… Non… ils refusaient de servir de cible… C’était un véritable cri de dignité humaine Le chemin des Dames ; chapitre mutinerie ; Tallandier 1992  Etrange subversion des valeurs où la mutinerie est juste et noble et le mal incarné par l’ordre et la discipline, transmutation hélas classique dès que la hiérarchie de commandement méprise l’individu  et son sacrifice.

« Par le sang et par la meurtrissure/Par le cri d’effroi et d’agonie dont les ténèbres frissonnent/ Par le vent glacial de l’obus qui fait hérisser les cheveux et l’horrible flamme qui les roussit ; par les larmes qui sèchent sur le visage des morts, Qu’il soit maudit ! Quiconque ne maudit pas la guerre soit maudit ! »  Paul Cazin : L’humanisme à la guerre. Plon 1920

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