Le Chariot à foin (détail du triptyque) Jérome Bosch (1450-1516)), Monastère de San Lorenzo

« Nul n’est méchant volontairement »

 

Analyse du sujet à la loupe

 Remarquons d’abord que la formule se présente comme une vérité universelle. Dans sa formulation, elle appuie ses prétentions à l’exhaustivité et prétend avoir fait le tour du problème. Elle prend la forme d’une sentence

 Nul c’est-à-dire « aucun », quels types de sujets ( capables d’être méchant) sont-ils rassemblés derrière ce pronom ? Nul homme (psychopathe, tyran), nul animal ( prédateur), nul Dieu ou ange ( déchu)…

Méchant : le terme semble aujourd’hui à la fois puéril et vieillot. Mais la méchanceté a des synonymes qui révèlent la gravité de son sens premier : c’est la malignité ( terme qui signifie faire le mal délibérément et sans scrupule comme celui que l’on a, pour cela, appelé le « malin ») ; la méchanceté est une forme de perversité.

 La question se pose donc forcement de savoir si la méchanceté est naturelle, innée, instinctive, produit d’un traumatisme ou d’un embrigadement ou, au contraire, volontaire, c’est-à-dire sciemment et librement décidée comme dans un crime qu’on qualifie de prémédité

Mais il faut se demander qui est méchant pour qui ? C’est-à-dire opposer à l’universalité de l‘affirmation une conception diffractée des relations entre vivants (humains). La prise en compte de la diversité des formes vivantes (et de leurs rapports de force) imposera peut-être de relativiser le terme de « méchant », et d’abandonner la conception classique de la liberté (nous développerons la pensée de Nietzsche sur ce point)

Le Jugement dernier (détail) Jérome Bosch (1450-1516) Vienne

EXEMPLE D’INTRODUCTION

« Nul n’est méchant volontairement » La formule a toujours étonné par son caractère dogmatique, (on pourrait dire farouchement optimiste) alors que tant d’exemples montrent des criminels endurcis préméditant de sang froid les pires scélératesses. Mais les optimistes ont toujours argué que si un homme fait objectivement du mal à ses semblables c’est qu’il en espère du bien pour lui. Il suffirait donc de convaincre tout criminel en puissance que son bien peut être atteint plus sûrement par d’autres  voies pour qu’il laisse en paix ses semblables. Ainsi une grande source du mal dans le monde se résorberait-elle d’elle-même. Cet espoir repose finalement sur la croyance qu’un monde pacifié est possible, un monde où chacun aurait sa place et serait reconnu et respecté de tous les autres sans conflit. (comme dans le modèle d’isométrie de la Démocratie athénienne).

Mais il n’est pas sûr que le bien des uns puisse faire l’économie du mal des autres : le monde animal des prédateurs le montre assez. Dès lors il faut regarder d’un peu plus près l’appellation de « méchant » qui dénote une perspective de victime  ; il faudra aussi s’interroger sur la part de volonté et de liberté de ceux dont on dit qu’ils font le mal.

EXEMPLE DE DEVELOPPEMENT

L’homme n’agit toujours qu’en vue d’un bien.

L’homme qui fait objectivement du mal à ses semblables en espère toujours du bien pour lui. Même le pire des sadiques ne veut pas le mal pour le mal, mais parce que la souffrance, certes gratuite, qu’il impose à ses victimes est pour lui une source de délectations intenses : les déclarations de Gilles de Rais, lors de son procès , le manifestent clairement

Même quand Lafcadio précipite l’inconnu de la porte du train en marche, il recherche quelque chose qui n’est pas le mal en lui-même. Il éprouve l’étrange jouissance que provoque la tentation de la liberté et se réjouit intellectuellement du sentiment de sa parfaite impunité. Ce n’est pas le mal comme mal qu’il recherche mais une expérience de liberté.

 De telles analyses laissent penser qu’il suffirait donc de convaincre tout criminel en puissance qu’il peut atteindre son bien plus sûrement par des voies pacifiques pour que le bonheur règne sur terre et qu’il n’y ait plus de méchants !

Le misanthrope  (détail), Bruegel l'ancien, 1525-1569. Naples

Des réformes politiques et morales comme remèdes à la méchanceté dans le monde

Les réformateurs politiques ont toujours espéré qu’une plus juste organisation entre les hommes les rendrait frères et non plus rivaux. Le projet  Du Contrat social  de Rousseau vise à lier les concitoyens de telle sorte que chacun ressente que le bonheur de tous, et donc aussi le sien, dépend de la droiture de son comportement.

 D’autres réformateurs comme le Marquis de Beccaria espèrent éradiquer le mal social de la criminalité par la mise en place d’un endoctrinement mental ; M. Foucault dans Surveiller et punir rappelle comment cet Anglais espérait utiliser toutes les ressources de ce que l’on appellera plus tard la propagande (Ecoles prêches workhouses…) pour créer dans l’esprit de chaque individu un réflexe mental qui associe à chaque idée d’infraction la peine qui la sanctionne inéluctablement. Par un tel dressage toute velléité de transgression de la loi commune déclencherait spontanément d’elle-même son inhibition.

Avant eux, et après eux, tous les philosophes rationalistes et Socrate le premier soulignent que l’homme ne recherche partout que son bien. Des lors il suffit de montrer la cohorte de maux qui accompagnent inéluctablement tout crime pour en détourner les hommes (du moins ceux qui ayant compris la leçon seront devenus « sages »). Le sage se garde de commettre des crimes non pas par peur d’une punition extérieure ( la peur du bâton) mais parce qu’il ressent en son âme qu’il n’y a pas de bonheur sans sérénité mentale et que celui qui violente ces contemporains (fût-il aujourd’hui le plus puissant) doit craindre non seulement des représailles dans son sommeil mais encore plus les tourments de sa conscience au soir de sa mort puisqu’il a défiguré son âme.

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Cette argumentation n’a pas eu tous les effets escomptés, et l’optimisme des rationalistes  a toujours été débouté par des adversaires déclinant une vision essentiellement dramatique de l’existence où des forces se combattent non seulement physiquement mais encore idéologiquement. L’appellation de « méchant » est toujours circonstanciée, elle émane d‘une victime qui qualifie de méchant ce qui triomphe d’elle. Le sens de cette appellation doit donc être relativisé.

Ni « méchant », ni « volontaire » ! la relecture nietzschéenne des catégories de la morale traditionnelle

Dans Par delà le bien et le mal, comme dans la première dissertation de La Généalogie de la morale, Nietzsche revient sur l’origine de la qualification de« Méchant ». Il distingue deux façons de poser une échelle de valeur, et montre que ces deux modes d’évaluation expriment fondamentalement deux types d’hommes différents : d’une part les êtres affirmatifs et créateurs, d’autre part les hommes du ressentiment.

Figure de l'artiste en conversation, Füssli (1741-1825) Zurich

La morale des maîtres commence par affirmer ce qui est bon

 Il y a des hommes chez qui la force d’affirmation domine, ils rayonnent de tout ce qu’ils sont et qualifient de « bon » leur être comme tout ce qui émane d’eux.

 « Celui-là a conscience qu’il confère de l’honneur aux choses, qu’il crée les valeurs. Tout ce qu’il trouve en soi, il l’honore ; une telle morale consiste en une glorification de soi-même. Elle met au premier rang le sentiment de la plénitude, de la puissance qui veut déborder… » BM,28

Ces individus n’ont pas besoin de se comparer à d’autres pour rehausser leurs valeurs ; ils n’ont pas non plus besoin de juger la valeur de leurs actes en les comparant à des valeurs transcendantes qui s’imposeraient à eux de l’extérieur comme des modèles à imiter. Ils sont justement créateurs en ce qu’ils agissent et, par leur action, posent leur échelle de valeurs : « Bon » qualifie donc l’activité et la jouissance qui s’éprouvent dans cet exercice de la force. ( une intuition similaire se retrouve chez Sartre voir L’existentialisme est un humanisme

Cette « race » d’individu est de tout temps ; mais Nietzsche (dont le propos est généalogique puisqu’il recherche l’origine des qualifications morales) s’attarde sur les premières manifestations historiques de cette capacité d’affirmation. Il décrit les guerriers puissants, les maîtres, les chefs, ceux qui se sont appropriés les premiers le qualificatif de « noble » parce qu’ils avaient effectivement fière allure et que toutes leurs manifestations signifiaient l’assurance de leur force. (Voir la mise en scène éloquente de Jacques Weber(1997)dans sa version cinématographique de Don Juan ) ; mieux nourris et éduqués à se sentir au-dessus des lois, c’est comme si les nobles n’appartenaient pas à la même humanité que le peuple. Ils sont plus grands, plus fiers, plus beaux.

Nietzsche remarque que l’origine même du langage est à rapporter à un acte d’autorité des puissants : nommer c’est symboliquement décider du sort de ce que l’on nomme. La nomination est aussi symboliquement acte d’appropriation. Les aristocrates de l‘existence commencent donc par se dire « bons » ou encore « nobles », « véridiques «  ( tel fut le cri de ralliement de l’aristocratie grecque) « les divins » (au sens d’extraction divine). L’homme noble  « tire de son propre moi l’idée fondamentale du bon et n’arrive à créer la conception du mauvais qu’en suite » Généalogie de la morale, première dissertation  &11.

La morale aristocratique est une affirmation triomphale d’elle-même ; les concepts négatifs de « Mauvais », « bas », « lâche » ne sont que des retombées secondaires et inessentielles. Le propre de l’aristocrate est de méconnaître ce qu’il méprise. Il y est trop indifférent pour que son mépris se transforme en véritable caricature.(Ce qui ne sera pas le cas de l’autre façon d’opposer « les bons » aux « mauvais » : celle des hommes du ressentiment ).

Pirates Normands du IXème siècle, Evariste Luminais (1822-1896) Le « bon »  est terriblement « méchant » pour ses victimes

 Les jugements de valeur de l’aristocratie guerrière sont fondés sur une puissante constitution corporelle, une santé florissante, et ce qui est nécessaire pour l’entretenir. « la guerre, l’aventure, la chasse, la danse, les jeux, les exercices physiques et en générale tous ce qui entretient une activité robuste, libre   et joyeuse »sont qualifiés de bons GM, I &7

 « Inter pares » ces nobles rivalisaient, mais l’émulation produisait un code de conduite noble qui comprenait une forme d’empire sur soi, de fidélité et d’égard envers ses pairs. Généalogie de la morale, I &11

En revanche, Nietzsche admet qu’envers les autres, c’est-à-dire tous ceux qui étaient étrangers à leur cercle, ces hommes se comportaient comme de véritables bêtes déchaînées.

 «  Ils se dédommagent de la tension que fait subir tout emprisonnement dans la paix de la communauté, ils retournent à l’innocente simplicité de conscience du fauve, ils redeviennent des monstres triomphants qui sortent peut-être d’une ignoble série de meurtres, d’incendies, de viols, d’exécutions avec autant d’orgueil et de sérénité d’âme que s’il ne s’agissait que d’une escapade d’étudiants et persuadés qu’ils ont fourni aux poètes amples matières à chanter et à célébrer » Généalogie de la morale, I &II Cette évocation illustre la fête de la violence dont parle Bataille par exemple dans le procès de Gilles de Rais . Ce déchaînement de la force explique que leurs victimes ne les ont jamais perçus autrement que comme « Barbares », « Vandales », « ennemis méchants ».

La  Vierge et les saints (détail) Gérard David, Musée des Beaux-Arts de Rouen

Le renversement des catégories morales des aristocrates par les plus faibles

Nietzsche explique alors l’autre mode d’évaluation, celui qui émane des victimes réelles ou potentielles ;  il appelle cette morale « la morale des esclaves ».Elle émane des faibles, de tous ceux qui ne se sentent pas physiologiquement capables de contrer cette force qui s’abat sur eux et d’en triompher. Cette « contre morale » émane en premier chef « des prêtes » parce que ces méditatifs sont dès l’origine le type humain le plus distant des robustes guerriers.. Généalogie de la morale, I &6 et &7

 Celui qui développe une mentalité de victime commence par concevoir son ennemi comme « méchant » et s’oppose à lui comme « bon » ; cette qualification est donc seconde, elle est  une négation qui s’opère en compensation d’un sentiment d’impuissance ; cette « réaction » est le propre des êtres du ressentiment (entendez tous ceux qui ruminent une défaite vitale et ne savent pas la « digérer » pour passer à autre chose). 

«  Tandis que toute morale aristocratique naît d’une triomphale affirmation d’elle-même, la morale des esclaves oppose dès l’abord un « non » à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui est différent d’elle …et ce non est son acte créateur. » Généalogie de la morale, I, &10.

«  La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et enfante des valeurs » G.M. I &10.

«  Est bon quiconque ne fait de violence à personne, n’offense personne, ni n’attaque, ni n‘use de représailles, et laisse à Dieu le soin de la vengeance. Quiconque se teint caché comme nous, évite la rencontre du mal, et du reste attend peu de choses de la vie comme nous les patients, les humbles, et les justes » GM I &13

Les êtres de ressentiment étant incapables d’agir réellement trouvent une compensation dans une vengeance symbolique : ils inventent l’idée de liberté pour culpabiliser les forts et parallèlement se glorifient eux-mêmes en transformant leur impuissance en « mérite ».

Cette falsification est dénoncée dans les paragraphes 13 et 14 de la première dissertation de La généalogie de la morale.

Le Péché, Jérome Bosch (1450-1516), Détail de l'aile gauche du triptyque le Chariot à foin
L’idée de sujet libre, une mystification inventée par le ressentiment

Exiger d’une force qu’elle ne se manifeste pas comme force est tout aussi absurde que d’exiger de la faiblesse qu’elle manifeste comme force.

«  Exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme telle, qu’elle ne soit pas  une volonté de terrasser et d’assujettir, une soif d’ennemis, de résistance, de triomphe, c’est tout aussi insensé que d’exiger de la faiblesse qu’elle se manifeste comme force. »

G M I &13

 Or c’est justement ainsi que procède la morale des prêtres et des esclaves :

Afin de pouvoir distinguer la force de ces manifestations et  lui commander de s’en séparer, la morale des prêtres invente l’idée de sujet  libre à qui il serait « loisible de manifester ou non sa force ». Elle exploite à cette fin une croyance sédimentée par le langage qui distingue des sujets et des verbes. Mais Nietzsche souligne qu’il est absurde de distinguer par exemple l’éclair de son éclat et de dire avec le peuple que «  l’éclair luit »   …Sous prétexte que le plus petit discours comprend un sujet et un verbe, l’homme a tendance à croire qu’il y a des sujets ( des agents) qui  sont avant d’agir et qui pourraient donc s’abstenir d’agir ou agir autrement

 « la soif de la vengeance et de la haine utilise cette croyance à leur profit… pour demander des comptes à l’oiseau de proie de ce qu’il est oiseau de proie »La théorie de la liberté du sujet a donc été inventée à fin de châtiment : « on a considéré l’homme comme un sujet libre à seule fin qu’il puisse être jugé et condamné coupable ».

Mais l’invention d’un sujet libre de ces actions a permis aussi aux impuissants de développer un mensonge sur eux-mêmes qui ménageait davantage leur orgueil.

 Grâce à ce « faux monnayage », à cette « duperie de soi », la faiblesse a pu prendre les dehors pompeux de la vertu qui sait attendre, qui renonce, car la croyance en un sujet libre permettait de métamorphoser l’impuissance à agir en une vertu de patience et d’abnégation qui choisit de ne pas rendre le mal pour le mal.

 Au paragraphe 14, Nietzsche précise tous les renversements opérés par le ressentiment dans cette «  ténébreuse usine » où  fut fabriqué le nouvel idéal de comportement, celui du bon chrétien. (Mais dans le Gorgias Calliclès dénonce un travestissement comparable mise en place par l’éducation démocratique qui valorise la tempérance et le souci de l’égalité.)

L’impuissance qui ne peut user de représailles devient par mensonge « la bonté » ; la craintive bassesse, « l’humilité » ; la soumission à ceux que l’on hait-mais dont on dépend- « l’obéissance à une volonté supérieure de Dieu, seul détenteur de la véritable puissance ». La lâcheté se pare ici d’un nom bien sonnant et se nomme «  patience » parfois même « vertu » Ne pas pouvoir se venger devient ainsi ne pas vouloir se venger et pardonner l’offense.

Par le même stratagème, la misère devient une élection divine, une distinction et même une grâce car elle sera compensée au centuple par la félicité éternelle qui attend le juste.

 Pour la morale du ressentiment, il y a donc des méchants et ils agissent volontairement, c’est d’ailleurs pour cela que leur méchanceté peut être condamnée. Ils en  sont responsables. Ils sont coupables.

La morale nietzschéenne s’oppose radicalement à cette interprétation : chacun est un destin, chacun agit comme il est et ne peut agir autrement. Nos actions sont fatales. Seule le long dressage opéré par la culture peut transformer la bête fauve en artiste et aventurier de l’esprit poursuivant la beauté et la vérité (dans toutes ses apparences contradictoires) avec la même fougue que les nobles guerriers des temps jadis mettaient dans l’excès de leurs jeux sanglants .

 Quand on déplore aujourd’hui les exactions d’un « monstre sanguinaire » c’est que le processus de dressage par la culture a échoué. Mais les monstres sont rares. Plus nombreux et potentiellement bien plus dangereux sont tous ceux qui ont seulement appris à obéir aux ordres sans avoir l’audace d’examiner par eux-mêmes, de réfléchir et de juger. Nietzsche hait « Ces hommes du troupeau », cette masse des fonctionnaires scrupuleux et soumis, comme il hait tout ce qui marche au pas.

(Détail) des Chefs nazis sous forme de pantins de carton, gravure populaire danoise (1945) La  machine totalitaire et la banalité du mal  

la conscience tranquille du bon fonctionnaire, est peut être la figure la plus redoutable car la moins soupçonnable de la malignité

Au-delà des querelles éternelles pour avoir s’il faut reconnaître à Néron, Caligula, Pol- Pot ou Hitler une liberté dans leur dessein criminel, les machines totalitaires qui ont ensanglanté le XXème siècle nous rappellent que les délires meurtriers de Hitler n’auraient pas eu les mêmes effets, sans l’immense complicité d’une nation et d’un bon nombre de fonctionnaires des pays annexés.

Hanna Arendt, revenant sur les déclarations d’Eichman lors de son procès à Jérusalem, et Alain Finkielkraut dans son analyse du procès de Klaus Barbie soulignent la malignité redoutable que recèle le professionnalisme docile des exécutants. Cétait aussi l ‘une des conclusions de Primo Lévi lors de ses conférences dans les écoles, conférences rassemblées dans la collection Mille et une nuits sous le titre Devoir de Mémoire.

 La catégorie de « crime contre l’humanité » fut d’ailleurs inventée pour permettre de restituer leur qualité d’assassins à tous ceux qui se sont contentés d’appliquer docilement les lois discriminantes qui commandaient le génocide. Il s’agit d’alerter la conscience de l‘homme moyen qui risque toujours d’être « complice par faiblesse, par veulerie, ou par une fausse interprétation de ses devoirs d’Etat » page 23 Finlkielkraut La mémoire vaine.  Voir dans le site sur autrui la dissertation « le pardon et l’autre » III partie

D’ailleurs il semble bien que ce soit cette conception du service de l’Etat qui soit « responsable » des crimes d’Eichmann : il avoue que c’est sans émotion qu’il a tué et sans plaisir qu’il a torturé. Il n’avait aucun mobile autre que d’obéir aux ordres du Reich.

couverture du livre de Primo Lévi chez Julliard PocketHanna Arendt remarque qu’on aurait finalement mieux « accepté » l’immensité du crime s’il était né d’un monstre. Ce qu’il y a de terriblement perturbant dans la monstruosité du Génocide c’est qu’il fut organisé et orchestré par des individus normaux,  « bons pères de famille », « bons travailleurs », « bons citoyens ». La machine totalitaire, par la mise en place d’un embrigadement collectif qui opère l’éradication de toute forme de pensée personnelle assure une forme perverse du mal : sa banalisation.

 Des ordres d’extermination s’abattent sur une catégorie d’individu, mais l’ensemble (c‘est à dire la multitude des rouages qui permettent la réalisation de l’ordre meurtrier) ne s’émeut pas. Elle accomplit tranquillement son travail et s’endort sans mauvaise conscience. Nul ne se pense comme méchant. Tous sont portés par le système.

On comprend par contraste ce qui est perdu quand l’homme n’est pas capable de fonder (ou d’avaliser) les valeurs que servent ses actions par une démarche personnelle de réflexion.

 En guise de conclusion.

Le trajet de la réflexion nous a appris à nous méfier des appellations de bon et méchant puisque celui qui est déterminé comme « bon »dans un système d’évaluation peut être dénoncer comme « mauvais/ méchant » dans un autre.

Le jugement individuel semble donc prisonnier d’un perspectivisme dont il n’est pas sûr qu’il ait la liberté de sortir si l’on admet, avec Nietzsche, que tout pensée est le symptôme de la force ou de la faiblesse congénitale du penseur.

Toutefois le ressort de la banalité du mal dans les systèmes totalitaires nous oblige à valoriser le jugement authentiquement individuel comme rempart à toute forme de démission de soi puisque le mal le plus massif de l’histoire a été exécuté par la masse des subalternes sans méchanceté ni volonté personnelle de meurtre mais avec une docilité et un conformisme effrayants.